Publié le 27 mai 2024
Un soir, en sortant d’une pièce de théâtre drôle et poétique, je me suis dit, comme souvent, «C’était génial, si seulement il n’y avait pas eu cette scène spéciste…». Les protagonistes partaient en chasse d’un animal – certes imaginaire – et montaient sur des chevaux imaginaires, mais le récit aurait aussi bien fonctionné sans cette représentation de la domination humaine sur les animaux. L’amie qui m’avait invitée à cette pièce, et qui connaissait le metteur en scène, avait eu la même réaction que moi en voyant la pièce, et lui a fait part de notre réaction. Très intéressé à ne pas véhiculer d’idéaux discriminatoires envers quiconque et, partant, envers les animaux, il a réfléchi avec elle et retouché sa pièce pour la rendre non spéciste. Il a remplacé la chasse par une… chasse aux champignons, et les personnages ne voyageaient plus sur d’autres animaux qu’eux-mêmes. Cette pièce, qui est d’ailleurs à destination du jeune public, continuera à toucher un large public, mais en donnant maintenant à voir une quête dans laquelle aucun individu n’est utilisé par aucun autre.
Cet événement m'a fait réaliser que les créateur·ice·s de fictions ne pensent pas forcément à mal. Iels n’ont pas nécessairement comme intention de renforcer ou banaliser l’oppression des autres animaux. Rares sont les personnes qui désirent consciemment nuire aux animaux. Elles font partie d’une société fondamentalement spéciste et manquent souvent simplement d’outils et de temps pour ne pas reproduire cette violence réelle ou symbolique. Nous, activistes qui travaillons et militons de longue date contre cette discrimination, qui sommes amateurices – et parfois créateur·ice·s nous-mêmes! – de fictions, nous pouvons leur proposer une grille de lecture pour évaluer leurs créations.
Du nom de l’autrice de bande dessinée Alison Bechdel, ce célèbre test est composé de trois questions[1] indicatrices du sexisme des films. Bechdel et son amie Liz Wallace ont eu cette idée en réaction au nombre restreint de personnages féminins, et à leur rôle de faire-valoir des personnages masculins. Le test de Bechdel m’a servi de point de départ pour classer en 5 points les problèmes de représentation spéciste dans la fiction. Avec un double objectif:
Appelons ce test SIMBA - du nom du héros du Roi Lion[2] - pour se rappeler facilement les 5 axes du spécisme en fiction: Stéréotype - Individualité - «Mémoire de poisson rouge» - Banalisation - Animaux réels.
Est-ce que les personnages animaliers véhiculent un stéréotype, un cliché ou un trait de caractère non avéré sur leur espèce? Des ânes sont-ils têtus, des poissons rouges n’ont-ils pas de mémoire et les moutons sont-ils de purs suiveurs? (Tous ces exemples sont des fausses croyances.)
Exemples:
Les animaux sont-ils désindividualisés, sans personnalité propre? Les animaux qui jouent un rôle dans le récit sont-iels juste «le lapin de service», «le chien de la famille» sans personnalité propre, génériques, remplaçables? Ou sont-iels caractérisé·e·s, avec un tempérament, un nom? Typiquement, dans les westerns par exemple, les chevaux n’ont pas de nom, pas d’histoire, et sont interchangeables.
Servent-iels seulement les intérêts et l’objectif d’un personnage humain? Ou leur a-t-on donné leur propre objectif, voire leur trajectoire, avec ses obstacles, et sa résolution? Exemple extrême de désindividualisation, l’anthropomorphisme[3] réduit l’animal à un stéréotype (souvent sans fondement dans la réalité, à l’instar de la réputation des cochons d’être sales) qui sert à souligner des traits de caractère humains. Il constitue une appropriation de l’image d’une espèce, pour ne rien dire du tout sur les animaux dont la forme est appropriée.
Exemples:
Le langage du film est-il spéciste? Contribue-t-il à entretenir la discrimination par des expressions telles que «j’ai d’autres chats à fouetter» (comme s’il était normal d’avoir pour activité de fouetter des chats), «prélever des spécimens» (euphémisme de chasse pour dire abattre), «être bête» (utiliser un synonyme d’animal pour dire stupide), «être traité comme du bétail» (impliquer que ce qui n’est pas acceptable pour les humain·e·s l’est pour les animaux), etc. Dans son essai Le Mépris des «bêtes», Marie-Claude Marsolier se penche en détail sur cet aspect oppressif de la langue.
L'œuvre banalise-t-elle la domination des animaux?
Contient-elle une représentation de violence envers un animal? Est-ce que l’on y voit des animaux frappés, forcés, contenus, emprisonnés, etc.? Il n’y a souvent pas besoin de chercher loin pour tomber sur la représentation d’une partie de pêche, de poissons dans un aquarium, ou encore d’un cerf tué lors d’une chasse, par exemple.
Les protagonistes font-iels usage d’une domination des animaux qui est banalisée? Les voit-on manger de la viande, porter de la fourrure, monter à cheval, être propriétaires d’un troupeau? Acheter un poisson mort, lancer des œufs sur quelqu’un, traire une chèvre, ou coudre des bottes en cuir? Miroir de l’étendue de l’utilisation des produits animaux dans notre société, les exemples sont quasi infinis.
Exemples:
L'œuvre [audiovisuelle/scénique seulement] utilise-t-elle de vrais animaux, plutôt que des effets visuels? Le tournage a-t-il nécessité de vrais chats, chiens, chevaux, vaches, poissons, etc.? Bien qu’il existe toutes sortes de façon de dresser et faire «jouer» des animaux pour ces productions, il est estimé par les associations de défense des animaux[4] que les exceptions ne confirment pas la règle et qu’il n’est pas possible de concilier cette pratique avec le respect des intérêts des individus concernés, par exemple de s’assurer que l’animal en question n’aurait pas d’autres priorités que celle de faire ce qu’on lui demande de faire, s’il était libre de choisir comment mener sa vie.
Exemple:
Conséquence aussi du socle spéciste de notre société, cela relève peut-être de l’exploit de réussir à tourner un film en extérieur sans filmer une devanture de laiterie dans une rue, ou des vaches dans un champ lors d’un road movie. À chaque production et projet ses possibilités. Le but n’est pas de se conformer à un idéal de pureté, mais bien d’avoir conscience de ses choix de représentation. Dans les livres, il est en revanche possible de choisir méticuleusement ce qui est dit et montré.
Ainsi, plus les réponses aux 5 questions du test sont affirmatives, plus le spécisme est marqué dans l’ouvrage en question.
Si le récit porte un regard critique sur la domination animale, alors les questions peuvent avoir une réponse positive sans être spécistes.
Exemples:
Exception à ceci, il va de soi que si l'œuvre porte un regard critique mais fait preuve de violence envers de vrais animaux durant sa création, elle est alors bien spéciste.
Dans un de mes albums de BD, j’ai été amenée à dessiner des attelages de chevaux. Il s’agissait d’une fiction historique, dans laquelle la condition animale n’était pas thématisée et où presque aucun animal n’était visible. Je suis contre l’exploitation des chevaux, mais j’ai estimé qu’il était correct de montrer que les chevaux étaient un pilier de la mobilité de cette époque, plutôt que de cacher cet aspect et risquer de rendre la représentation anachronique. S’il s’était agi d’un film, j'aurais exigé que les chevaux soient en images de synthèse. Cet exemple révèle néanmoins, sinon des zones grises de ce test, du moins l’absence de règles universelles en la matière et la nécessité de réfléchir aux différents facteurs de création.
Il est plus que temps de franchir une étape de plus que la certification no animals were harmed pour les films, qui n’est pas du tout suffisante[7], qui ne concerne que les tournages de films américains, et qui ne traite pas de la culture véhiculée par les œuvres.
Le test SIMBA propose des grandes lignes pour aider à évaluer et «dé-spéciser» nos créations culturelles. Cela appelle probablement à amélioration, certainement à réflexion et à discussion. Qui n’a pas le souvenir d’un roman ou d’un film ayant profondément marqué sa vie? Donnons les moyens à ce pouvoir de la fiction de créer un impact qui ne se fasse pas au détriment des autres animaux, mais bien au contraire en direction d’un monde plus juste pour tous les êtres sentients.
Le célèbre film d’animation de Pixar/Disney sorti en 2007 raconte l’histoire du rat Rémy, qui rêve de devenir un chef au restaurant gastronomique Chez Gusteau à Paris, et qui s’allie dans ce but avec le commis de cuisine Alfredo.
Ratatouille s’en sort étonnamment bien au test SIMBA, à croire que le souci de représentation des animaux (et des rats dits «d'égouts», en plus!) était présent à l’origine du projet:
S - Stéréotype? Le film véhicule une image des rats positive, voire subversive puisqu’elle renverse explicitement tous les clichés associés à cette espèce et réussit à provoquer une empathie certaine pour le protagoniste Rémy et ses congénères. Un moment fort est quand Alfredo, après une dispute, revient dans la cuisine du restaurant (haut lieu d’enjeux sanitaires) et découvre la colonie de rats toute entière en train de prendre de la nourriture dans le garde-manger. Il est choqué, mais son choc n’est lié ni à l’espèce de ces individus, ni au dégoût qui leur est généralement associé: «Vous volez de la nourriture?! J’ai cru que tu étais mon ami!» crie-t-il. À aucun moment du récit Alfredo ne souligne la différence entre leurs deux espèces. En outre, la cruauté humaine envers les rats est dénoncée de façon très forte dans au moins deux scènes.
I - Individualité? Tous les personnages animaux non humains sont caractérisés, ont un nom s’ils sont plus que figurants, et ont leur propres buts, conflits et trajectoires.
M - «Mémoire de poisson rouge»? Sauf erreur, le film ne contient pas de formulations de langage au détriment des animaux, et le «of course they ratted us out» de la fin (jeu de mots qui n’existe pas dans la version française) fonctionne plutôt comme un clin d'œil ironique.
B - Banalisation? Seule la question de la banalisation de l’usage des sous-produits animaux pose problème dans le film. Comme il aurait sûrement été étrange de voir Rémy manger ou cuisiner d’autres animaux, on le voit consommer des oeufs et du fromage, et à une exception près (le rat anonyme qui «attendrit» un steak à coups de poings, vu très rapidement dans une scène où tous les rats se répartissent les tâches de la cuisine), on ne voit que de la préparation de légumes, d’herbes et autres produits végétaux ou tout au moins végétariens. Et il faut souligner, évidemment, que le plat signature du film et du chef rat, la ratatouille, est un plat sans produits animaux. Cependant, le menu du restaurant, omnivore (foie gras inclus!), reste plein de propositions de viandes et de poissons. Il aurait été possible, voire facile, d’intégrer un regard critique sur cet aspect du restaurant, et donner à Rémy, Alfredo et leurs proches, [SPOILER] une prise de conscience pour que le bistrot qu’iels ouvrent ensemble dans la conclusion du récit (et qui est aussi un restaurant pour rats), soit un lieu sans utilisation de produits ou sous-produits des animaux.
A - Animal réel? Ratatouille n’utilise aucun animal réel
Même s’il est remarquable[8], Ratatouille est donc spéciste dans la banalisation (et même esthétisation, dans une moindre mesure) qu’il donne à voir de l’utilisation des animaux non humains dans l’alimentation.
Test de Bechdel, article de Wikipédia.
Le Cinéma des animaux, Camille Brunel, UV éditions, 2018.
«Animal gaze»: et si vous adoptiez le regard animal?, article de Marjorie Philibert pour Le Monde, 16 mars 2024.
Le mépris des «bêtes»: un lexique de la ségrégation animale, Marie-Claude Marsolier, Presses Universitaires de France, 2020. La revue L’Amorce en propose une présentation et des extraits.
Révélations sur le dresseur star du cinéma, enquête vidéo de Vakita.fr, 16 novembre 2022.
«Je ne veux pas la tuer cette baleine!»: véganes même dans les jeux vidéo, article de Clémence Kerdaffrec pour Le Parisien, 19 avril 2024.
Fanny Vaucher est autrice de bande dessinée, connue entre autres pour Le Siècle d’Emma et Les Paupières des poissons. Elle est active dans l’Observatoire du spécisme depuis sa création.
Vous pouvez lui écrire à propos de cet article à fanny.vaucher@observatoireduspecisme.ch
1. Est-ce qu’il y a au moins deux personnages féminins dont on connaît le nom? 2. Est-ce qu’elles se parlent à un moment du film? 3. Si oui, parlent-elles d’autre chose que d’un homme? Ces questions, devenues une référence, ont vu leurs limites discutées, et il existe aujourd’hui plusieurs modèles et variantes. (Test de Bechdel, sur Wikipédia.)
Camille Brunel relève dans Le Cinéma des animaux (p. 142) que le nom de Simba signifie lion en swahili, ce qui veut dire que bien qu’il semble individualisé par un prénom, il n’est au fond qu’un spécimen de son espèce.
Très utilisé en bande dessinée et en dessin animé, l’anthropomorphisme prête des physionomies animales aux personnages, et attribue souvent à ces personnages les caractères stéréotypés associés aux espèces en question (le lion majestueux, la vache placide, la souris modeste, etc.)
Par exemple, «Le message de PETA destiné à tous les producteurs est qu’ils n’ont aucune idée de ce qui se passe en dehors du plateau, donc le seul moyen de s’assurer qu’un film est produit de manière éthique est de le faire sans animaux.» sur le site de PETA France. L’association PAZ (Projet Animaux Zoopolis), elle, appelle à lancement d’alerte pour tout animal d’espèce «sauvage» utilisé dans le cinéma français.
Pourtant un film plein d’animaux en images de synthèse et que la vocation antispéciste rend remarquable sous de nombreux aspects. Voir l’étude qu’en fait Camille Brunel dans Le Cinéma des animaux.
«Le film lui-même aurait pu être une pure fantaisie si Bong n'avait pas mis l'accent sur les éléments les plus durs de l'histoire, notamment une séquence se déroulant dans un abattoir. "Les films montrent des animaux qui sont soit des âmes sœurs, soit massacrés dans des documentaires. Je voulais fusionner ces deux mondes. Cette distinction nous rassure, mais la réalité est qu'il s'agit des mêmes animaux"», expliquait le réalisateur, Bong Joon-ho, dans The Guardian. (Ma traduction.)
Comme on peut s’y attendre, la certification no animals were harmed during the making of this film ne concerne pas les très nombreux animaux tués pour nourrir l’équipe durant les semaines de tournage. En outre, l’écrasante majorité des animaux qui apparaissent à l’écran dans les films sont probablement ceux qui apparaissent sur une assiette et sont mangés par les personnages.
Remarquable uniquement en ce qui concerne les animaux non humains, parce que ce film échoue haut la main le test de Bechdel.